Des mules et des hommes de HARRY CREWS


Une écriture puissante, remarquablement traduite, à lire et à relire.

Pour ce douloureux flash-back sur les six premières années de sa vie, Crews ne s'épargne rien. Dès les premières pages, où il convoque tous ses talents de conteur pour évoquer la manière dont son père a chopé la chtouille avec une Indienne dans les marais de Floride, il fait remonter les souvenirs de la manière la plus crue. Il se fait fort d'écrire sans esquive, comme un boxeur qui monterait sur le ring sans protection, escamote «le pratique et confortable déguisement de la fiction». «Il faudrait faire ça à poil, prévient-il d'entrée. Sans la distance de la troisième personne du singulier. Seul l'usage du je, ce mot ravissant et terrifiant à la fois, me ferait parvenir là où j'avais besoin d'aller.» Il y a cependant dans ses souvenirs et dans la manière dont il les accommode toute la matière pittoresque d'un formidable roman. Des personnages très familiers qui se regardent boire debout devant la glace et se régalent de castagnes. Des métayers usés par la misère qui cherchent des histoires à tout bout de champ. D'autres qui en racontent. Contes à dormir debout, à faire se dresser le poil. «C'étaient toujours les femmes qui me foutaient la trouille. Hommes et femmes racontaient des histoires pleines de violence, de maladie et de mort. Avec les femmes les histoires n'étaient jamais allégées d'un peu d'humour, mais au contraire remplies de visions d'apocalypse"»

Le môme Crews est ainsi victime du caquetage d'une vieille tante qui lui explique comment les oiseaux envoyés de l'enfer prennent possession des hommes en crachant comme des serpents. «Le glaviot de l'oiseau, il se mélange avec ta salive, si bien que ta salive c'est la sienne et toi t'es lui», dit la femme à l'enfant. Avant d'ajouter: «Je crois bien qu'un oiseau t'a... craché dans le bec, mon p'tit.» Le gamin tourmenté est aussi la proie de crises de somnambulisme qui le jettent hagard dans les champs de coton et dont il se réveille glacé, les lèvres en sang, «coupable de quelque chose que ni Dieu ni l'homme ne peuvent pardonner». Il n'est pas épargné par la maladie. Elle lui paralyse les jambes, fait de lui la curiosité du patelin et l'expédie un temps du côté des «anormaux». Dans ce cauchemar au quotidien, il glisse quelques mauvais rêves. Régulièrement, il se voit provoquer l'accident d'un car de ramassage scolaire: «Des enfants disloqués qui pendent par les vitres ouvertes (...), qui dégoulinent d'essence à cause du réservoir crevé et qui sont en train de frire sans aucun bruit. Je peux les sentir cramer. Je suis terrifié à l'idée des conséquences, mais je suis quand même content de l'avoir fait.»

C'est pendant ces années où la vie lui fait violence que Harry Crews se projette dans la peau de l'écrivain à cran qui invitera dans ses romans tous les freaks, déjantés et rebuts de la société. Il met son imagination en branle en feuilletant les pages d'un catalogue de vente par correspondance. Les mannequins arborent une santé magnifique, il ne se fie pas à leur mine et n'en démordra jamais: «Je savais que sous les habits fantaisie, fallait bien qu'il y ait des cicatrices, fallait bien qu'il y ait des bosses et des furoncles d'une manière ou d'une autre parce qu'il n'y avait pas moyen de vivre autrement en ce monde.»


Ce livre est le récit inoubliable des premières années d'Harry Crews. Il naît en pleine Grande Dépression, dans une misérable baraque de paysan au sud de la Géorgie. Mais si Bacon County est une région au sol aride et aux vendettas sanglantes, c'est aussi un lieu magique où les serpents parlent, où les oiseaux peuvent s'emparer de l'âme d'un enfant, où les prédicateurs et les sorcières gardent fantômes et démons à portée de main. C'est surtout une terre d'hommes et de femmes pour qui la solidarité n'est pas un vain mot et le respect du soleil et de la pluie l'essence même de l'existence. À la fois choquant, attendrissant et drôle, " Des mules et des hommes " raconte les débuts d'un écrivain dans un monde où " survivre est suffisant comme triomphe ".

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