Dernière cigarette

L’air est vif. Une brume épaisse monte du fleuve et noie l’enseigne de la péniche discothèque dans un flou artistique. Chapignac et Nguyen, l’équipe de nuit, sont déjà sur place. Ils te demandent si la journée a été bonne. Mais il n’y a rien à en dire.

Tu t’intéresses plutôt à la Renault. Phares allumés. Portières ouvertes. Clef sur le contact. Tu crois reconnaître Didier Barbelivien dans l’autoradio. Le faisceau de ta torche perce l’obscurité. Un impact à travers le pare-brise. Pas de corps.

Tu refermes la porte avec le coude.
Du sang sur le sol. Dans l’herbe.
Tu réclames quelques détails :
         Alors ?
         Règlement de compte. Ça fait pas un pli…
Une balle. Une seule. Dans la tête.
Une exécution. Ta seule certitude.
         … Désolé de t’avoir tiré du lit à cette heure…
         Un sale boulot, Nguyen, mais faut bien que quelqu’un le fasse…
Tu te fais cadeau d’une clope. Tes mains tremblent. Trop de pensées morbides. T'essayes pourtant de pas trop ruminer.
         … mais le corps l’est où ?
         Le gars a réussi à sortir et il est sur une barge un peu plus bas.
L’ambulance et la dépanneuse se pointent. Un spot inonde la péniche d’une dure lumière blanche. Sur le pont supérieur, un homme contre le garde-corps. Silhouette à peine visible. Tu restes un moment à le regarder. Sans rien toucher. Tu t’imagines à sa place.

Une fille pas loin.
         Et elle, Nguyen, c’est qui ?
Ton collègue secoue la tête. Pas la moindre idée.
         Elle sait quelque chose ?
         C'est elle qui nous a prévenu.
Tu contemples les eaux noires du fleuve. Le vide. Envie d'y plonger. Peut-être devrais-tu appeler ton ex-femme avant de te foutre en l’air ?
         Hé Ho commandant…
C’est à toi qu’on cause. Pas moyen de suicider sans être emmerdé. Tu balances ton mégot. Combien de fois as-tu fais ce geste en te promettant que ce serait ta dernière cigarette ?
         Un carreau d’arbalète.
         Quoi un carreau d’arbalète ? Nguyen, ça t’arrive d’être clair quand tu causes ?
T’as rien dis à ton collègue. Ça aurait pu s’arranger.
Pas la peine de s’affoler.
         C’est pas une balle qu’a tué mais la flèche d’une arbalète.
         Une arbalète ? Où est-ce que l’on se procure une putain d’arbalète ?
         Bah sûrement sur eBay.

Tous les flics de Melun semblent s’être donnés rendez-vous sur les quais de Seine. Mais ce soir, cette cohue te parait lointaine. Le corps sur une civière. Une pointe plantée dans le cou. Tu te caresses la poitrine. T’as mal. Ta douleur est différente.

         Alors ? Il s’est passé quoi ici ?
         Je sais pas.
Une gamine. Dix neuf ans pas plus.
Du sang sur son pull.
         Tu sais pas ou tu veux pas le dire ?
         Je sais que dalle.
         T’étais avec ton copain dans la quand il s’est fait trouer ?
Elle se pose à côté de toi, fixant son regard vitreux sur la rive en face. Elle grille une roulée. Et tu n’arrives pas à refuser celle qu’elle te propose.
         Alors ? Ça te dirais de me dire ce qu’il a pu se passer pour qu’un gusse se prenne pour Guillaume Tell ?
         Qui ça ?
         Laisse tomber.
Tu sens la fumée dans tes poumons.
L’effet n’est plus le même qu’hier.
Ça ronge à l'intérieur.
Le pourrissement est en cours.
         Mario, mon copain, il va pisser tu vois mais j’ai l’impression que c’est plus du genre la grosse commission parce que y a un groslard qui poirote devant les chiottes et qu’arrête pas de beugler parce que Mario prend tout son temps. Mario, je sais pas ce qu’il a bouffé mais ça fait bien trois jours qu’il est constipé. Le gros en peut plus d’attendre et hors de question d’utiliser les pissotières. Ce gros là doit bien avoir une diarrhée pour que ça urge comme ça. Alors le v’la qui défonce la porte pour prendre la place sur le trône. Ils commencent à se battre mais Mario il lui met une bonne branlée
A vrai dire, t’en as rien a secouer de son histoire.
Cet après-midi, le toubib t’a donné six mois.
Peut-être un peu plus.
Mais quand même ça t’étonne vachement.
Six moi tu trouves que ça fait déjà beaucoup.
         … et se retrouve avec de la merde jusqu’au cou en plein milieu de la piste de danse.
         C’est moche.
         C’est surtout que ça pue.
La tumeur fait la taille d’un oeuf.
T’as des métastases à l'extérieur de la cage thoracique.
Trop tard pour le bistouri.
Le toubib t’a dit de laisser tomber le tabac
C’est pareil. Trop tard pour arrêter. Et puis à quoi bon ?
         Ensuite ?
         Mario va terminer ce qu’il a à faire. Deux heures plus tard on récupère la tire et v’la que le groslard rapplique devant nous avec un truc qui ressemble à un arc. C’est dingue, nan ? Mario a pas le temps de sortir que le pare-brise explose.
La vie est un combat sans fin. Le plus dur c’est d’affronter son adversaire tout seul.
Et parfois, il est même inutile de se battre.
         Bon et toi t’arrives à foutre le camp avant que le groslard n’ait le temps de recharger son arbalète ?
         Tout les deux, on court le long du quai et j’arrive à me planquer pour appeler les flics.
         Et si je te demande si tu sais où il est barré ton arbalétrier, t’as moyen de me répondre ?
         Je l’ai vu descendre le long de la Seine.
Il y a bien un gars au bout du quai. Et même de loin et avec le brouillard, on voit qu’il fait bien cent cinquante kilos. Le gros lard.
         Hé mec ! Tu peux venir un peu par là ?
Signe à Nguyen et Chapignac. Vous voilà à cavaler. Les pavés sont glissants. T’arrives trop vite sur le quai. Tu tentes de rester debout. Faut pas se surestimer. La suite est du domaine de la cascade.
Une première flèche qui passe pas loin. Tu estimes qu’il faut trente secondes pour recharger. T’en sais trop rien mais t’espère juste ne pas te tromper. Tu cours de nouveau et t’en chies. Sprint avec la mort. T’as pas l’impression que ta cage thoracique va exploser ?
Un bruit. Comme la corde d’un arc. L’instant d’après la douleur qui te perfore le thorax. La faucheuse devant toi. Pour régler ses comptes. Tant mieux. Ça t’évitera six mois de souffrance et de lutte inutile. Tu as froid, des frissons et envie de vomir. La seule chose que tu peux encore entendre c’est ton cœur. Ça va pas durer.
Alors tu hurles.

Il est même certains que tu hurles jusqu'à la fin de ta vie.

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